Invité, dans le cadre des « Résidences de l’Art en Dordogne », à développer des recherches en collaboration avec des Professionnels Métiers d’Art, le designer Jean Couvreur crée de nouvelles alliances de conception et de création. Il se laisse immerger dans les matériaux, les ateliers et les savoir-faire de quatre artisans. Des expérimentations s’engagent « sans produit final attendu mais en souhaitant avant tout laisser parler la matière » selon ses propres termes. Il prend le parti d’une insoumission aux contraintes déjà connues des matériaux. Il veut étendre leurs capacités d’utilisation dans des limites inhabituelles et faire apparaître de nouveaux objets comme conséquence de cette exploration. Sa recherche s’appuie sur le désir d’une mise en œuvre directe dans l’atelier et d’une confrontation physique avec le matériau et ses techniques.
À partir de l’automne 2009 et pendant plus d’un an, conscient que l’artisanat est une économie réelle et une alternative à une économie industrielle de masse, Jean Couvreur fréquente régulièrement Nontron selon une temporalité qui se divise en trois temps afin de construire un travail en commun, un mois pour échanger avec les Professionnels Métiers d’Art, un mois pour développer le projet, un mois pour le réaliser.
Il fonde sa recherche sur un partage des savoirs qui se soumet à l’expérience. Dans cette relation entre un designer et un artisan d’art, se joue en quelque sorte le devenir industriel de l’artisan, tandis que le designer met en jeu son propre devenir artisan.
Chaque proposition s’ingénie à trouver un système constructif particulier.
Le banc judo est un banc pliable conçu avec Alexander Hay, le menuisier ébéniste. Des planches de châtaigner de 20 mm d’épaisseur utilisent la construction en facettes comme modèle. Ce type de construction renvoie habituellement à l’art de l’origami que, plus récemment, les conceptions et les techniques de fabrication numériques ont remis en jeu avec des matières malléables comme le plastique, le textile ou la feuille de métal. Jean Couvreur la propose comme image de principe. Il en déduit un assemblage inédit qui déjoue les réponses habituelles liées à l’orthogonalité des planches. Le système constructif du banc est un pliage qui permet la mise à plat de l’assise et des pieds. Plutôt que tenons et mortaises, les angles d’assemblage sont des charnières textiles combinées avec des aimants.
Les lampes Photochrome restent au plus proche des feuilles de verre présentes dans l’atelier de Marilia Schetrite, vitrailliste et verrier à froid. La beauté de cette matière première que sont les plaques de verre et leurs transparences colorées est magnifiée par un geste simple. Posées à califourchon sur un tube, les feuilles chauffées ploient sous l’effet de la gravité. À l’appui d’une source lumineuse, les jeux de couleur sont activés par addition ou soustraction du nombre de feuilles utilisées. En suspension, les verres colorés reposent sur un tube fluo industriel. En lampe de table, une barquette en bois et plexiglass est un fond lumineux sur lequel reposent des feuilles juxtaposées. Le designer s’efface devant la matière laissée à sa propre expression, sans rajout inutile, dans le plus grand respect.
Avec Caroline Samuel, la maroquinière, Jean Couvreur cherche à utiliser le cuir autrement qu’un matériau d’habillage et de recouvrement. Il en fait un matériau structurel, qui va trouver sa pleine expression grâce à des principes couturiers de construction. La lampe girafe utilise l’IPN, profilé standardisé des poutres en acier, comme image de référence. Deux lanières de cuir sont cousues à la main, en un seul volume et en mono matériau. Pied de lampe et abat-jour s’étirent aux limites d’une statique fragile à laquelle la conception en trépied donne sa stabilité. En supprimant rivet et soudure, le designer opère une translation. Il fait de la couture une technique du bâtiment.
Les enceintes Gama réalisées en collaboration avec le céramiste Tristan Chambaud–Héraud, relient deux temps technologiques. Une fabrication ancestrale de la céramique et de sa cuisson dans un four japonais anagama est associée à l’électronique pour concevoir des enceintes hi-fi. L’articulation du travail entre l’artisan et le designer se rejoue dans la rencontre de deux mondes contenue dans ce projet. À tous les stades du projet, Jean Couvreur met la main à la pâte au sens le plus littéral du terme. Parce qu’il recherche une simplicité de forme qui révèle la technique de cuisson, son dessin se veut iconique. Une base cylindrique, tube issu de colombins et de plaques de terre roulées, repose sur un cône. Le haut-parleur est un triangle de diffusion comme celui de la trompette. En fait, c’est la technique de cuisson qui impose la tonalité. La lune, les plantes de chauffe qui donnent la couleur, l’émail créé à même la flamme, les retraits difficiles à maîtriser, le fort taux de casse, la porosité de la terre, l’entrée en résonance de chacune des pièces, sont autant de facteurs auxquels le designer s’est soumis, misant sur la variabilité et la surprise du résultat. Les défauts deviennent une qualité stylistique. Le passage au feu transforme ces enceintes acoustiques en objets fantasmagoriques exhumés de couches archéologiques non datables. Passées ou futures, qu’importe. Elles sont les figures d’une rencontre des expériences et d’une proximité complice. Figures d’une aventure technique et humaine qui nous informe sur ce que prendre part au métier veut dire.
« Le génie n’est autre chose qu’une grande aptitude à la patience » 1
« Si la loi des marchés déshérite les campagnes, elle ne saurait les réduire à des écomusées narrant nostalgiquement des histoires du temps passé. » C’est sur ce constat des méfaits d’une économie libérale généralisée et, de façon plus implicite, sur cet engagement de résistance au tropisme contemporain qu’est introduit le catalogue du Centre International d’Art Verrier « Made in Meisenthal » en 2007 par Yann Grienenberger, son directeur 2 . Cette entrée en matière peut s’appliquer très naturellement au contexte de Nontron, même si le désastre industriel qu’a connu la région Mosellane, notamment dans le domaine verrier, n’est en rien comparable avec la situation de Nontron et cette partie du Périgord vert.
La région de Nontron a certes connu une proto-industrie grâce à ses ressources naturelles (bois, eau, minerai)- avec ses forges et ses hauts fourneaux — mais elle aura malgré tout vécu le lent déclin de son territoire à dominante rurale, en marge des mutations industrielles qui auront jalonné les deux derniers siècles. Si Meisenthal a réussi à éviter l’exode, la désertification et le déni de son patrimoine en puisant dans la culture de la solidarité les forces nécessaires pour faire perdurer les savoir-faire, à Nontron, point de mémoire ouvrière, point de rupture traumatique d’un monde en train de basculer, mais des destins individuels attachés à un territoire, d’anciennes souches ou d’adoption. Trois cents artisans d’art ou de services que rien, a priori, ne rassemble ; trois cents artisans disséminés dans une vaste commune (le Périgord vert) que le Pôle Expérimental Métiers d’Art (PEMA) tente de fédérer.
Dans ces deux régions le design fut convoqué comme ferment idéal de transformation et d’adaptation aux exigences du monde contemporain. Ce design, à entendre ici comme substantif définissant une discipline reconnue pour son utilité économique, innerve désormais l’ensemble des secteurs d’activités. Aujourd’hui perçu comme facteur de différentiation de l’offre dans un monde global où les marqueurs d’identités s’érodent, le design séduit, au-delà de l’industrie, jusque dans les administrations et les collectivités territoriales. Néanmoins, entre la « marque » d’une entreprise, abstraite, par nature déterritorialisée, dont le récit s’écrit et se réécrit au gré des stratégies et le territoire, concret, complexe, hétérogène, dont l’histoire se nourrit puis se perd dans l’épaisseur du temps et l’étendue de sa géographie, il y a une distance telle que le designer doit réévaluer ses outils, et peut-être sa fonction pour satisfaire l’un et l’autre. En cela le PEMA de Nontron est aujourd’hui, pour bon nombre d’observateurs, un passionnant laboratoire dans lequel pourraient s’élaborer de nouveaux modèles économiques et sociétaux.
Les trois premiers ateliers qui se sont succédés depuis l’origine des résidences du PEMA sont, à cet égard, révélateurs des difficultés rencontrées par les designers lorsqu’ils tentent d’apporter des réponses à un milieu d’artisans qui se caractérise principalement par son hétérogénéité (diversité des métiers, des marchés, diversité des caractères humains, de leurs interrelations, de leurs objectifs, etc.). Chaque designer, en concertation avec les responsables du PEMA et en accord avec le thème imposé, élabore une stratégie. Matali Crasset fut la première à relever ce défi en 2000-2001 et chercha un lien entre les artisans qui puisse transcender les métiers. Pour ce faire, dans une référence implicite au Bauhaus, elle proposa une forme capable non seulement de s’adapter à différents circonstances et usages mais également d’être reproduite par tous, quels que soient le matériau et les techniques de transformation envisagés. Suivit en 2004 Godefroy de Virieu qui, à l’inverse de la forme universelle développée par Crasset, s’intéressa au particularisme régional à travers la vannerie de châtaigner et les savoir-faire qui lui sont rattachés, notamment celui du feuillardier. Vint, durant la période 2006-2007, le tour de Stefania di Petrillo qui, par la métaphore du repas, convoqua chaque métier pour dresser une table complète : de la table jusqu’au couvert en passant par le linge et les objets décoratifs. Universalisme, singularisme ou complémentarisme : tels sont les termes, quelque peu réducteurs, mais qui caractérisent ces trois démarches qui tentent soit d’aplanir la question de l’hétérogénéité, soit de la nier, soit de la contourner. L’originalité de l’intervention de Jean Couvreur, en 2009-2010, réside peut-être dans l’attention particulière portée au devenir singulier de chacun de ces métiers à l’aune de l’évolution des marchés et des techniques.
Fort des expériences de ses prédécesseurs, il essaya d’élaborer une méthode capable de répondre à la complexité des situations. La démarche collective ne s’affirme dès lors plus au moyen d’une identité commune imprimée à des productions issues de différents métiers, mais se fonde, au contraire, sur des protocoles individualisés qui ouvrent aux artisans de nouvelles perspectives : Tristan Chambaud-Héraud, le céramiste-artiste passionné par les techniques anciennes, a expérimenté les qualités de la terre et des techniques du feu dans l’univers du son en produisant des enceintes acoustiques ; Marilia Schetrite, vitrailliste et verrier à froid, dont l’activité s’exerce également dans le domaine de la restauration du patrimoine, a perfectionné sa technique de thermoformage du verre pour élaborer un programme de luminaires (lampe à poser et suspension) ; Alexander Hay, le menuisier- charpentier, s’est confronté à travers le banc « Judo » à la double contrainte de l’économie de matière et de la prise en compte d’une cinématique complexe ; Caroline Samuel, la maroquinière, a éprouvé le caractère structurant du cuir à travers la conception d’une lampe. Ainsi, en explorant de nouvelles typologies d’objets aux limites des terres connues, les artisans questionnent leur savoir-faire et leur légitimité à l’aune d’une production contemporaine.
Le territoire implique à la fois un espace borné par des limites et un caractère particulier. À la quête de l’unité et de l’harmonie du collectif dans l’identité du lieu Jean Couvreur préfère, semble-t-il, l’altérité qui s’épanouit dans une communauté d’égaux. De cette méthode empirique, dont le véritable objectif est de saisir la nature même d’un milieu, non plus à partir de son plus petit dénominateur commun mais de ses dissemblances irréconciliables, peut naître une économie des échanges (connaissances, ressources, etc.). Le territoire n’est plus perçu en tant que valeur de l’unité mais lieu de l’intersubjectivité. Le designer ne se contente plus de concevoir des objets. À travers eux, porté par son propre désir conjugué à celui de l’artisan, il doit révéler une forme d’économie désirante capable de produire des énonciations collectives ; des énoncés aux antipodes du récit folklorique et muséal qui, par paresse d’esprit, s’impose trop souvent en modèles et que le PEMA aura toujours su garder à bonne distance.
1. Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, discours de réception à l’Académie française.
2. CIAV de Meisenthal : site verrier important (jusqu’à 700 ouvriers dans les années cinquante), au centre d’un village des Vosges du Nord, fermé en 1969 après 260 ans d’existence. En 1978 il renaîtra sous la forme d’un Centre de mémoire et de recherche très prisé des artistes et des écoles de création européennes.