Industrieet progrès ?

Industrie et design sont étroitement liés. La deuxième révolution industrielle, celle de 1850 à 1950, a donné une place nouvelle à l’artiste dans l’industrie. On a vu ap-paraître des inventions, par exemple dans le transport ou la communication 1, de nouvelles technologies et de nouveaux matériaux. L’investissement du capital sort de l’atelier familial et artisanal pour l’usine l’organisation du travail (selon des théories tayloriste et fordiste entre autres) va modéliser un rapport de produc-tion différent et une nouvelle approche de la production et de la machine 2. Par voie de conséquence, concevoir des objets mécaniquement et en grand nombre et que leurs dessins (formes) soient en adéquation avec de nouvelles technolo-gies, de nouveaux matériaux ou de nouvelles fonctions, a fait du design une néces-sité dans le processus de production et du designer, une nouvelle figure d’artiste. Cet élan industriel et artistique s’accompagnait d’une foi dans le progrès et d’une confiance absolue dans l’apparition de nouveaux systèmes techniques qui révolu-tionnaient le cadre de vie ainsi que les organisations sociales et politiques. Associer industrie, design et progrès est donc une tautologie. À l’occasion de l’exposition In progress 3, nous avons pu constater combien le design, face à cette dynamique de l’industrie et du progrès, a construit des réflexions critiques d’envergure tout au cours de son histoire et que les designers continuent d’affronter cette question.

À l’heure actuelle, la nécessité d’un renouvellement, une autre manière de dire progrès, à laquelle doit répondre l’industrie, renvoie le design à des questions qui concernent les modalités et les circuits de fabrication, la place donnée aux sa-voir-faire liés à des technologies nouvelles ou ancestrales, l’économie consumé-riste, la matérialité des productions face aux technologies qui promettent de l’in-visible, l’environnement habitable…

La technologie du téléphone comme invention et son évolution comme figure du progrès nous servent d’exemple pour comprendre comment s’organisent et se construisent les relations du design et de l’industrie avec la notion de progrès comme moteur.

Du premier téléphone conçu par Graham Bell en 1876 au smartphone le plus ré-cent jusqu’à la montre connectée, nous traversons plus d’un siècle d’inventions et d’évolution des techniques objet A toutes portées par l’idée du progrès. À travers les technologies de la téléphonie, nous saisissons la force d’une invention et son impact dans la culture. Des objets induisant de nouvelles pratiques ont transformé l’environnement humain. Par exemple, dans la représentation de l’espace-temps, téléphoner abolit la distance. Dans les modalités d’échanges et de communica-tion, téléphoner transforme les modes d’écriture. En même temps, le passage de la technologie électro-mécanique à la technologie électro-numérique a produit des objets, qui même si on leur conserve la même nomination, sont devenus autres. On peut dire que la venue de nouveaux systèmes techniques a fait disparaître le té-léphone. D’un point de vue anthropologique, la mobilité de cet objet, sa miniatu-risation, sa personnalisation ont transformé les attentes et les échanges humains. Quand il était fixe, la première question, comment vas-tu ? renvoyait à l’état de la personne à qui on s’adressait. À l’heure actuelle, t’es ?, comme le remarque l’anthropologue italien Maurizio Ferraris 4, devient la question première, indiquant la transformation de cet objet en outil de localisation et de surveillance. L’objet té-léphone n’existe plus en tant que tel. Le téléphone est devenu une fonction parmi d’autres dans un terminal informatique miniaturisé.

Initialement, le téléphone était un objet ad hoc et ne faisait pas appel au design. Le besoin de maîtriser la technologie primait. On remarque cependant que la question se posait d’intégrer ces objets « étranges » dans un intérieur domestique et un univers décoratif du xixe siècle. Des artistes de l’Art Nouveau comme Émile Gallé ou Louis Majorelle ont dessiné des téléphones. C’est autour des années trente que des designers sont plus directement sollicités. En 1930, la société suédoise Ericsson in-vite l’artiste norvégien Jean Heiberg auprès de l’ingénieur Christian Bjerknes pour concevoir une enveloppe en bakélite. Le modèle Ericsson DBH 1 001 produit en 1932 est devenu un archétype, à tel point que même aujourd’hui, à l’ère du smart-phone, son image sert encore comme pictogramme de communication. À la même époque, en 1929, aux États-Unis, Henry Dreyfuss gagne le concours « the phone of the future », initié par les laboratoires Bell. En 1930, il débute sa collaboration avec Bell. Le téléphone 300, en plastique noir, posé à l’horizontal avec un combiné ma-nuel émetteur et récepteur, sera produit de 1937 à 1950. D’autres modèles colorés se développeront à partir des années cinquante. Et bien sûr, d’autres designers se-ront invités à concevoir des modèles au cours des avancées technologiques.

En 2007, à l’initiative d’Apple qui se lance le premier dans l’aventure, et sous l’im-pulsion de son designer fétiche Jonathan Ives, le smartphone tactile apparaît. À côté du travail de l’enveloppe, les designers sont intervenus dans la conception des interfaces graphiques et sur le design des gestuelles qui accompagnent l’utilisa-tion du smartphone. Ce « téléphone intelligent » est presque un oxymore. La ma-chine est personnifiée. C’est un assistant personnel qui rappelle un rendez-vous ou les anniversaires, prend des photos, interprète votre voix et peut y répondre. Il n’est même plus besoin de parler de l’utilité de cet objet pour être convaincu. Ce qui importe, c’est sa valeur inépuisable, au-delà du téléphone stricto sensu. On peut constater que les publicités et toutes les démonstrations récentes qui ac-compagnent la diffusion de ces objets en font des accessoires de mode. La boite qui les transportent devient un écrin tout aussi précieux que l’objet lui-même. La boite blanche des dernières générations d’iPhone (pas besoin d’image pour savoir ce qu’elle contient) insiste sur l’invisibilité de la technologie et la possible dispari-tion de l’objet matériel, en utilisant le blanc immaculé et silencieux comme le nec plus ultra du luxe.

Cette histoire racontée brièvement nous permet de saisir la nature de l’intervention des designers. Ils ont accompagné l’invention du téléphone et les innovations qui en découlent. Au cours des passages d’une technologie à une autre, ils ont donné forme à l’utilité nouvelle de l’objet. Continuant de s’interroger sur la relation de la forme et de la fonction, les designers se confrontent à de nouveaux problèmes. La miniaturisation des « mécaniques », via les nano-technologies, associée à des ca-pacités de calcul et de programmation colossales, rend de plus en plus inaccessible la compréhension directe du fonctionnement des objets. Au début du xxe siècle, les designers étaient invités à concevoir l’enveloppe des objets, leur capotage en quelque sorte afin de faciliter leur utilisation, tout en protégeant leur mécanique hétérogène et parfois encombrante. À l’heure actuelle, les designers travaillent à la visibilité et la lisibilité des fonctions. Ils se préoccupent d’affordance, autrement dit de l’utilisation intuitive d’un objet ou d’une fonction. Ils se penchent sur leur ob-solescence et la possibilité de leur entretien et de leur réparation. Ils s’attachent à la valeur sensible et symbolique des productions, objets et situations. La nouvelle figure du progrès passe par ce souci de l’expérience qu’apportent des technologies rendues invisibles.

Le design et l’industrie

Les modalités de rapprochement du design et de l’industrie restent très variées. La nouvelle répartition des zones de production au niveau mondial, (délocalisa-tion, séparation très marquée entre conception et fabrication, disparition de sa-voir-faire…), ainsi que la complexité pour établir des protocoles de recherche et de développement, engagent le design et l’industrie dans des relations dont la to-pographie pourrait se décrire à partir de la place qu’occupe le designer, selon qu’il travaille dans l’industrie ou auprès d’elle, ou qu’il travaille avec l’industrie ou à côté. Il est évident que la volonté économique et d’investissement, la conscience cultu-relle et artistique, la capacité à analyser les demandes et les attentes, la connais-sance des outils de production… sont très influents dans la possibilité de créer des relations confiantes et inventives.

Nombreux sont les designers qui nous transmettent la poétique de cette relation (de Peter Behrens à Dieter Rams, de Jean Prouvé à Jasper Morrison et plus parti-culièrement à l’heure actuelle nombre de designers dont les objets sont présen-tés et décrits ici). En même temps cette relation a toujours été problématisée, car les idéaux qui accompagnent le design rentrent souvent en contradiction avec ce qui est produit et ce qui se produit. Certains ont affirmé manifestement leur po-sition, que ce soit à travers les mouvements liés au design radical dans les années 1970 (Autoprogettazione 5 d’Enzo Mari ou On dit que je suis méchant 6 d’Ettore Sottsass), ou plus proche encore les expériences de Droog Design qui ont inauguré dans les années quatre-vingt-dix de nouvelles modalités de production et de dif-fusion ou, celles développées par un courant contemporain nommé « design cri-tique ». De manière récurrente, les designers se ressaisissent de ce qui a motivé leur apparition, à savoir le passage de l’art « inutile » à un art « utile », celui d’un artiste artisan à un artiste industriel. Pour ce faire, certains remettent en cause les process industriels, d’autres explorent les limites des matériaux et des technolo-gies ou d’autres encore tentent d’échapper aux normes qui s’imposent. À cet en-droit, la relation à l’industrie se problématise souvent à travers des approches dites « artisanales ». En retour, se met en doute un artisanat qui resterait trop fixé au fait-main comme seule identité. Les technologies numériques et leur accessibili-permettent de reconsidérer l’artisanat à l’aune des process industriels contem-porains. Le designer comme chercheur trouve ici sa légitimité soit qu’il participe à des programmes de recherche et développement tels que l’industrie les propose, soit qu’il initie des recherches dont il fait œuvre comme auteur.

Une topographie des relations

Tous les objets présents dans cette application peuvent s’accompagner du récit sur la relation du design et de l’industrie et des différentes modalités d’intervention du designer. Quelques exemples sont retenus pour répondre plus particulièrement à notre démonstration.

Se mettre au service de l’industrie est sans aucun doute ce que l’on attend du de-sign et ce qui motive bon nombre de designers. Pour autant cette position de ser-vice ne peut se satisfaire d’une obligation d’un serviteur vis-à-vis de son maître, ni d’un secours porté à l’industrie, encore moins de la seule nécessité de donner des modèles ou des formes sans autre prise en compte des enjeux.

Ce qui apparaît dans la nature d’une relation réussie du design et de l’industrie relève d’un engagement mutuel lié à des convictions communes. C’est affirmer la place donnée au designer. Ceci implique des investissements financiers certes mais aussi une organisation dans la recherche et la réflexion qui confirme le de-sign comme porteur d’une valeur, non seulement économique mais aussi cultu-relle et artistique. C’est admettre qu’un savoir propre au designer concernant la culture des formes visuelles et de leur histoire, rencontre les savoirs de l’ingénieur et du marketing, le tout associé à une culture patrimoniale de l’entreprise, de ses savoir-faire, de ses méthodes et de ses outils. En ce sens l’approche design a un impact sur le projet d’une production, industrielle ou non, et ceci au sens le plus complet du terme. L’observation de la place donnée au designer dans le circuit de production, nous éclaire sur les modes de relations qui s’instaurent.

Le design dans l’industrie ou auprès de l’industrie

De nombreux secteurs industriels (automobile, téléphonie, électro-ménager,…) dis-posent le plus souvent d’un service de design à l’intérieur de l’entreprise, sous la di-rection d’un design manager. Selon les orientations du groupe industriel, ce service de design est centralisé ou se partage dans différents points stratégiques dans le monde entier. Ce travail de design accompli en interne (design intégré) s’augmente souvent d’une collaboration avec des designers extérieurs à l’entreprise. Cette ap-proche, qui fait appel à des designers ou à des agences de design « indépendants », mise sur une plus grande liberté de recherche et encourage une dynamique d’in-vention. Elle permet de faire varier les points de vue et de répondre à l’exigence d’une adaptation continue et d’un renouvellement de l’offre. Par exemple, le ser-vice de design de Schneider Electric est actuellement dirigé par Frédéric Beuvry,placé à la direction Stratégie et Innovation. Cinq Design Labs, dirigés chacun par un designer, sont répartis sur les cinq continents.

Les interrupteurs et les prises de la gamme Odace objet e, ou les télécommandes industrielles objet G ont été conçus avec l’équipe de design interne associée à des agences externes (Delo Lindo et Elium Studio) tandis que les prises et interrupteurs de la gamme Ovalis objet E, ont été conçus par Normal Studio, une agence de design externe. Un autre cas de figure est celui de la lampe Bip Bop Mobiya TS 120 objet f. Ce projet, initialement porté par la fondation Schneider (qui intervient entre autres en Afrique et au Bengladesh), s’attache aux énergies renouvelables, en lien avec des situations économiques précaires. Le designer Guilllaume Reiner, directeur du design Lab Europe de Schneider Electric signe la conception de cette lampe so-laire. Sans accessoire et utilisable de 7 manières différentes, elle est auto-suffi-sante grâce à un capteur qui permet de recharger des petits appareils comme les smartphones. Cet objet est fabriqué au Bengladesh, sans autre intervention d’un designer à l’heure actuelle. Par contre son succès d’usage encourage Schneider à la développer pour d’autres marchés.

Dans d’autres cas, en particulier ceux des industries artisanales ou des artisanats industriels, les modèles différent. Le designer reste auprès de l’industrie sans pour autant y travailler en interne. L’entreprise Alki a été créée à l’initiative de cinq amis unissant leurs idées, leurs forces et leurs illusions, pour essayer de pallier le manque d’emploi et renouveler une économie locale. Après quelques années de production de meubles de style traditionnel, la direction d’Alki a fait appel à un designer externe Jean-Louis Iratzoki 7, comme directeur artistique. Il dessine un grand nombre d’ob-jets, donne les orientations de la communication de l’entreprise et le cas échéant, il invite d’autres designers, comme Samuel Accoceberry par exemple. Cette en-treprise est en progression constante, diffuse très largement au niveau mondial et vient d’être remarquée pour la chaise Kuskoa Bi en bioplastique objet gH.

Sur un mode à plus petite échelle, il existe des entreprises que l’on nomme éditeur, comme il en serait de l’édition d’un livre. Dans ce cas, outre que l’éditeur fait ap-pel à différents designers de son choix, il s’appuie sur de multiples entreprises qui ont des savoir-faire spécifiques (rembourrage, tôlerie, injection plastique…) et au-près desquelles il va passer commande pour la fabrication d’un élément de l’ob-jet à éditer, qu’il va ensuite réunir pour produire l’objet et le diffuser. C’est le cas par exemple de l’éditeur italien Magis, dirigé par Eugenio Perazza son fondateur, et dont la chaise Air-chair de Jasper Morrison est un des best–sellers objet b. Le cas aussi pour Hay, une maison d’édition danoise plus récente, qui édite de nombreux objets domestiques, mobilier, textiles… ou même qui réédite des modèles plus an-ciens comme la chaise J77 objet h de Folke Palsson.

Le design avec l’industrie ou à côté de l’industrie

Nombreux sont les designers pour qui la relation avec l’industrie prend d’autres orientations. Afin d’explorer différents types de savoir-faire liés à des outils spéci-fiques dont ils se sont dotés, Pierre Brichet et Caroline Ziegler fabriquent dans leur propre atelier des petits objets pour la maison qu’ils diffusent sous la marque By Hands objet D. Même si chacun des objets peut se répéter de manière identique, ils entendent se détacher d’un mode de production industrielle, rester à côté en quelque sorte, en se référant à un modèle artisanal d’auto-production et d’au-to-diffusion. Non qu’ils s’opposent l’industrie, mais plutôt conscients que l’indus-trie ne saura intégrer certaines de leurs créations qu’ils souhaitent cependant faire exister.

Une autre position est celle développée par le designer industriel George Sowden. Déplorant une approche marketing des entreprises qu’il juge trop envahissante et qui affaiblit la relation étroite des designers avec l’industrie, il fonde, en 2011, la marque SOWDEN avec laquelle il s’autoédite. Il conçoit et diffuse des objets de la table, en particulier des théières et des cafetières pour lesquelles il a inventé un filtre innovant fabriqué par une industrie chinoise de pointe. Loin de s’opposer à l’in-dustrie, avec laquelle il a toujours collaboré 8, et sans posséder son propre outil in-dustriel, il affirme de son nom l’autonomie et l’indépendance de sa place d’auteur.

Il faut y voir à l’heure actuelle la volonté critique de nombre de créateurs qui cherchent à produire, avec l’industrie ou à côté d’elle, tout en gardant le contrôle de leur production et en s’appuyant sur les possibilités offertes par les technolo-gies numériques et les échanges en réseau via le grand marché internet.

La place de la recherche

Recherche et innovation sont devenues les maîtres mots de nos sociétés indus-trielles contemporaines. À l’évidence ces notions viennent relayer la notion de pro-grès. Pourtant, ce que l’on entend par recherche est loin d’être élucidé et définitif. Les modalités varient selon que le designer est déjà intégré ou proche d’une in-dustrie ou d’un savoir-faire, dans le cadre d’un programme pluridisciplinaire de re-cherche et développement ou d’une recherche appliquée, ou selon qu’il initie ses propres recherches en dehors d’un contexte de production spécifique.

De nombreuses industries, qu’elles produisent des objets ou des services, disposent d’équipes pluridisciplinaires en recherche et développement (R&D) dans lesquelles, auprès d’ingénieurs, de techniciens, d’ergonomes, de sociologues, de psycholo-gues… sont intégrés des designers. Ces recherches accompagnent le projet de l’en-treprise. Réfléchir à la vie à bord d’une automobile, inventer des outils de contrôle de la consommation énergétique, anticiper de nouvelles modalités d’usage d’une technologie, autant de questions qui se placent souvent très en amont de ce que l’industrie produit à un temps t. Elles relèvent le plus souvent d’un secret indus-triel bien gardé dans un marché mondial très concurrentiel. Nombre d’entre elles restent « dans les cartons » à l’état d’hypothèses. D’autres trouvent à se traduire dans l’apparition de nouveaux objets qui permettent de s’adapter et de domesti-quer des inventions technologiques comme le démontre précédemment le télé-phone. Elles incitent au renouvellement de la production et fabriquent constam-ment notre quotidien.

Beaucoup d’industries ne peuvent investir dans ce type d’approche. Cependant, elles peuvent s’appuyer sur d’autres modalités de recherches qui font appel à des designers. Par exemple, des étudiants d’écoles de design sont sollicités par des en-treprises industrielles ou artisanales, fabricantes ou commerciales pour réfléchir à une question 9, des concours internationaux sont initiés auprès d’équipes de de-sign, des organismes publics invitent des designers à produire des projets, ou en-core des expositions sont utilisées par des designers comme opportunité pour une recherche. Loin d’établir une liste exhaustive 10, et pour rester dans le secteur do-mestique qui nous sert ici d’exemple, en France, des organismes comme le VIA (Valorisation et innovation dans l’ameublement), le CRAFT (Centre de Recherche sur les Arts du Feu et de la Terre), le CIRVA (Centre International sur le Verre et les Arts plastiques), le PEMA (Pôle Expérimental Métiers d’Art de Nontron) offrent cette démarche objets aCdF.

Ces recherches permettent à des designers des projets plus libres, hors d’un cir-cuit de production et de distribution trop contraignant. Elles peuvent susciter des nouveaux modèles d’objets ou offrir des réflexions anticipatrices. Quand des fabri-cants industriels se saisissent de ces recherches, ils les adaptent et les ajustent à un marché objets cBdF. C’est le cas par exemple de la recherche Paysage de table objet C, de Jean-François Dingjian initiée par le Craft de 2003 à 2006. Cette recherche a été reprise en 2009 par REVOL un fabricant de porcelaine culinaire, qui a développé le service de table Paysages pour Ligne Roset Contracts, dans le cadre de ses activités pour les hôtels et des collectivités publiques.

Même chose pour les poignées et les boutons en porcelaine des designers Delo Lindo. Initiés en 1997 avec le Craft et l’entreprise Merigous à l’occasion de la ma-nifestation internationale Ceramic network, ces objets pour lesquels Delo-Lindo a conçu un packaging spécifique, sont toujours fabriqués et diffusés par le fabri-cant Merigous. Outre l’incitation à faire apparaître de nouveaux modèles, ces re-cherches permettent de nouvelles orientations artistiques et de développement, au sein de l’entreprise elle-même.

Quand le designer s’invite ou est invité à instituer et à développer ses propres ques-tions, en dehors de tout environnement initial de mise en œuvre, les méthodologies de recherche et d’expérimentations sont définies par le designer qui met en place méthode, temporalité et matérialité de sa proposition. À cet endroit, le designer revendique une indépendance d’esprit, inhérente et nécessaire à toute création. La faisabilité des projets est recherchée en toute liberté, sans orientation marke-ting initiale. On peut dire que le designer s’accorde « un droit de rêver » selon l’ex-pression de Gaston Bachelard. Rêveries sur le matériau, les techniques, les objets, les usages. La démarche de recherche est sous-tendue par une intuition sensible. Le monde se construit à partir de l’Aesthesis, ou la science des sensations. Ce que Matali Crasset nomme « la sensibilité appliquée », va lui permettre « d’entrer en intimité avec la matière et de dégager des potentiels cachés ».

Il s’agit donc pour le designer d’ouvrir des questions qui suscitent de la nouveauté, une invention, de l’innovation, une prospective. Toute la difficulté consiste à pou-voir construire des propositions hypothétiques qui trouveront ou non une autre ré-alité 11. Il peut y avoir un décalage économique et culturel entre la recherche et le marché.

Notes

1. Reyner Banham. Théorie et design à l’ère industrielle. Orléans : HYX, 2009, 416 p.

2. Siegfried Giedion. Mechanization takes command. New York : Oxford University Press, 1948. La mécanisation au pouvoir. Trad. Paule Guivarch. Paris : Centre Georges Pompidou/CCI, 1980, 592 p.

3. Exposition In Progress, le design face au progrès. Commissariat de Nestor Perkal, Jeanne Quéheillard, Laurence Salmon. Site du Grand-Hornu, Belgique, 2010. Catalogue In Progress. Le design face au pro-grès. Monografik éditions, 2010.

4. Maurizio Ferraris. DOVE SEI ? Ontologia del telefonino. Milan : Bompiani, 2005. T’es ? Ontologie du téléphone mobile. Trad. de l’ita-lien par Pierre-Emmanuel Dauzat. Paris : Albin Michel, coll. Bibliothèque Idées, 2006, 312 p.

5. Enzo mari. Autoprogettazione. Milan : Edizioni Corraini, 1974, 64 p.

6. Ettore Sottsass. « On dit que je suis méchant». In Ettore Sottsass Jr. ‘60-’70. Sous la direction de Milco Carboni. Orléans : HYX, coll. Du Frac Centre, 2006, pp. 241-242.

7. Alki est un fabricant de meubles en 1981 à Itsasu, petit village du Pays basque en France, dans un environnement rural, peu industriali-sé. L’entreprise Alki est une SCOP (Société Coopérative de Production) fondée sur le modèle des coopératives basques chaque personne qui y travaille participe au capital. Elle revendique des exigences écolo-giques de fabrication et de matériaux.

8. George Sowden a régulièrement travaillé à la conception d’objets électroniques innovants auprès d’Olivetti par exemple et a collaboré avec de nombreux fabricants comme Alessi, Tefal, Moulinex, Segis, etc. En 1981, il a été auprès d’Ettore Sottsass un des fondateurs du groupe Memphis qui a soutenu une approche critique du design et de la pro-duction industrielle. www.sowdenathome.com

9. L’ENSCI les ateliers (École Nationale Supérieure de Création Industrielle) fonde une partie de ses enseignements sur ce mode de collaboration.

10. La série d’expositions « Demain, c’est aujourd’hui » sous le com-missariat Claire Fayolle, produites par la Biennale internationale de de-sign de Saint-Étienne fait référence. Elles relatent des recherches is-sues de nombreux secteurs technologiques et industriels.

11. Dans son ouvrage La vie de laboratoire, Bruno Latour observe mi-nutieusement un laboratoire de neuroendocrinologie de 1975 à 1977. Il décrit ce qui procède à l’apparition de faits scientifiques. Les cher-cheurs, avec leurs désordres, leurs hésitations, les complications quoti-diennes, leurs stratégies mènent une activité qualifiée de « lutte achar-née pour construire la réalité ». Chaque construction rendue possible dans le lieu du laboratoire, lieu de travail et ensemble des forces pro-ductives, est issue d’un désordre intrinsèque qui serait la règle, tandis que l’ordre une exception. En conséquence dit-il, « les objets émer-gent à travers l’activité constante de classement ». Cette observation permet d’interroger ce qui se déroule avec les créateurs. À côté d’une réalité à construire et à ordonner, apparaît la notion d’une réalité à révéler.

Bruno Latour, Steve Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scien-tifiques. 1979. Trad. française 1988, réed. Paris : La Découverte, coll. « Poche », 1996.

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